Plus loin, trois formes emboitées évoquent immédiatement un mammifère marin évoluant dans les espaces éthérés du centre d’art, ou s’étant peut-être échoué sur un sol définitivement asséché par les anciennes attributions des locaux, où l’on fabriquait des appareils de chauffage d’un autre âge. La scène se déroule sous les yeux de personnages en position de méditation peints dans un style faussement « tribal ». À leurs côtés des collages abstraits et des œuvres découpées dans d’épais panneaux de mdf aux stratifiés brillants offrent à la salle un reflet ironiquement glamour.
Avant de passer à la deuxième salle, le spectateur pourrait être tenté de décider dans quel type de film il évolue : super production hollywoodienne sur une énième fin du monde, documentaire écologiste sur le réchauffement climatique, reconstitution historique des conditions de vie à l’aube de l’humanité ou critique sociologique sur le milieu de l’art et ses dérives. Pour l’aider à se plonger dans un de ces genres, Bouvard a pris soin de mettre à disposition du visiteur des haut-parleurs auxquels ce dernier peut librement brancher son propre smartphone, ou autre i-pod, pour diffuser le support musical de son choix.
Une interminable langue de cuir rouge qui s’étire du plafond au sol de la grande salle du CAN nargue le visiteur qui y entre. Celle-ci est composée d’une série de peaux d’anciennes banquettes, patinées par les innombrables mouvements fessiers, répétés quasi mécaniquement au cours d’un temps long. Elle semble presque se moquer de l’usure des assises d’un art éculé dont l’immobilité de la chute fascine. Au sol, une série de têtes de bois taillées à la tronçonneuse nous ramène à la pratique d’un art populaire, voire carrément brut. Alors qu’aux murs, de très nombreuses œuvres évoquent au contraire un art abstrait, parfois géométrique, dont la densité finit par nous plonger dans la concrétude de la matière.
Enfin, un grand dessin mural représentant un mammouth met un terme à cette étrange histoire en proposant une synthèse de la peinture rupestre, de la bande dessinée et du graffiti. Cet animal préhistorique, à la représentation anachronique, sait déjà que ses restes serviront à construire les tours d’ivoire qui marqueront l’entrée du territoire de l’art.
À première vue, le travail de Bouvard et les thématiques qu’il aborde peuvent sembler très disparates, mais ne manquent pourtant de laisser une forte impression de cohésion. Sa manière d’attaquer la matière pour lui faire rendre émotions et sensations, le rapport de force qu’il sait installer entre ses œuvres, lui permettent de s’abreuver à toute les sources sans risquer la dissolution.
Cette exposition n’est pas sans rappeler certains aspects du parcours personnel de Bouvard. Figure de la scène indépendante genevoise, il s’est longtemps adonné à la pratique graffiti tout en fréquentant artistes et musiciens de différents milieux. Il passe un CFC d’ébéniste et exerce cette profession durant plusieurs années en développant en parallèle une pratique de plasticien et dessinateur autodidacte. Il est alors « naturellement » amené à s’intéresser aux frontières floues qui séparent artistes amateurs et professionnels, autodidactes et savants, endimanchés et diplômés, ou encore les catégories de design, d’artisanat et d’art. Bien qu’il ait finalement rejoint une haute école d’art, il n’a pas pour autant perdu l’hétérogénéité rafraichissante de ses sources d’inspiration.