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Cimaise

Exposition

 

Le CAN accueille, pour sa première exposition personnelle d’envergure dans une institution suisse, Nicolas Party, artiste d’origine vaudoise mais exilé de sa terre natale depuis longtemps. En invitant celui qui explore de manière prodigieuse les possibilités de la peinture en variant les échelles comme les supports et les techniques, nous rêvions de voir les grandes surfaces de nos white cubes recouvertes de murales propres à sa pratique «élargie» du medium. Car Nicolas Party intervient toujours de façon totale dans les espaces, en inventant des environnements qui lui sont propres, et qui transforment radicalement la manière d’appréhender les lieux. Cependant, lors de sa première visite l’année passée, en plein été et en sandalettes, nos grandes cimaises blanches laissèrent le peintre plus qu’indifférent, générant même une déception palpable. Je le voyais se languir des murs d’origine qui se devinent si l’on lève suffisamment la tête, vestiges de l’ancienne usine d’appareil de chauffage. Mais elles ne pouvaient être abattues, ces fausses parois: derrière elles, les murs massifs s’effritent même par endroits. Alors si les murs ne sont plus ce qu’ils étaient, factices mises en scène, ses pastels n’y seront pas accrochés, et d’autres murs seront construits à travers l’espace, tous de formes et de tailles différentes.

Et l’exposition, dit-il, s’appellerait CIMAISE! Ce terme, comme ses peintures, condense beaucoup de choses et de temps: de «petit flot» à l’origine, à ces moulures décoratives en forme de vague sur les hauts des corniches antiques, jusqu’à devenir ce à quoi on suspend le tableaux, puis la paroi elle-même. De l’extrême fluidité à la solidité d’un mur. Nicolas Party est sensible au récit sinueux des mots, comme à celui de l’art. Contrairement à l’étymologie, la «grande» histoire de l’art est aujourd’hui théoriquement interdite de récit, à moins d’en assumer sa part fictive. Mais la pratique de Nicolas donnerait raison à Daniel Arrasse, pour qui le seul récit véritablement éclairant, serait celui silencieux du regard des artistes sur ce qui les précède. En effet, dans CIMAISE, Nicolas Party poursuit ses traversées dans la mémoire de l’art, jusqu’à revenir au tout début de la peinture, ou plutôt de son tome II, en se confrontant à une star planétaire: Giotto di Bondone, le premier des «artistes»! Dante inventa ce terme dans sa divine comédie pour son contemporain, lequel, alliant la main à l’esprit (en quête de gloire…), ressuscita la grande peinture – la fresque – rompant avec les icônes et les mosaïques figées de Byzance.

Ainsi, les dix cimaises de l’exposition sont recouvertes d’éléments architecturaux caractéristiques qui apparurent avec Giotto au Trecento, en lieu de l’or byzantin dans lesquels flottaient les êtres. De surcroît, ces faux murs sont pour la plupart coiffés de formes plastiques d’une même inspiration, accentuant l’ambiguïté entre élément fonctionnel (certaines servent bien à accrocher des tableaux), sculptures (ce qui est assez inédit pour Nicolas Party) et «décor». En effet, nous pouvons avoir l’impression d’évoluer dans une scène d’opérette italienne, avec ces faux marbres et cette panoplie primaire de l’architecture médiévale, peinte ou suggérée par la découpe des cimaises: créneaux, demi-arc, pointe, etc. Nous sommes loin des grands wall-paintings de type all-over à la géométrie organique que Nicolas Party présentait il y a quelques années, loin aussi apparemment d’Armleder ou de Sol Lewitt. Mais quels que soient les moyens, le peintre, qui est aussi curateur, entre bien d’autres choses, interroge toujours le mode de présentation des œuvres, créant cette ambiance spécifique qui rend floues les catégories d’art et de décoration. Ainsi, ses peintures, soit réalisées à même le mur ou sous la forme de canevas, sont intégrées dans des fonds hybrides, ces derniers opérant à la fois comme œuvres et contenants. Elles agissent alors comme des fenêtres dans un display global. Je dis «fenêtre», mot tabou il y a quelques décennies quand la peinture devait sortir du cadre, car Nicolas Party lui-même se dit très proche dans sa conception du medium de la célèbre définition d’Alberti. Celle-ci – elle prêterait aujourd’hui à sourire – décrit la peinture comme le processus qui ouvre, d’une simple surface, une fenêtre sur autre chose. Les colonnes, faux-marbres et autres trompe-l’œil qui jalonnent l’exposition, servent effectivement à partir de Giotto de cadre nouveau pour ceux qui, de figures, deviennent gens. L’architecture crée un nouvel espace de représentation tridimensionnel, marquant un tournant sans précédent: la fin de l’exclusivité «extra» terrestre, une attention nouvelle à l’ici-bas.

Giotto aurait ainsi pu le premier se demander, à l’instar de Nicolas Party, comment représenter un chat, un arbre, ou une pomme. Car au CAN, dans ces aires de jeux créées par l’architecture, pas d’annonciations, mais une vingtaine de pastels accrochés sur les cimaises, rassemblant tous les sujets que Nicolas Party se réapproprie depuis plusieurs années: paysages, arbres, roches, portrait, natures mortes. Si l’artiste suisse ne cesse d’expérimenter de nouvelles techniques (spray, peinture à huile, fusain, aquarelle, pastel, gravure) ou configurations, sa fascination perdure à travers les années pour les sujets universels et immémoriaux. Les pots, les visages et les arbres ont quasiment toujours été là, à travers les siècles. Nicolas Party ne craint pas de s’attaquer à ce qui pourrait sembler désuet à la plupart, mais il ne sort pas avec son chevalet et sa palette. Dans son imagination, sûr de son métier, il cherche les moyens pertinents pour traiter de façon contemporaine ce qui semble appartenir au passé, et révéler ainsi une dimension intemporelle de la peinture. Le traitement qu’il applique à ces motifs considérés comme «datés» attire notre attention sur leur spécificité formelle unique et magnifie ainsi leur présence. Le peintre s’inscrit ainsi dans la lignée de Morandi, pour lequel il voue une profonde admiration, mais aussi des recherches picturales novatrices du fin 19e et du début 20e. Nicolas Party se réfère souvent à certains grands tenants de cette époque dite avant-gardiste (le Douanier Rousseau, Cézanne, Matisse…), celle d’avant la «fin de l’art», ou «post-modernité» pour laquelle il n’y aurait plus rien à inventer, uniquement à recycler. L’année passée, au centre culturel suisse de Paris, il cite même directement les nus de Valloton qu’il peint au fusain à très grande échelle sur les murs. Nous pourrions alors être surpris de voir le «post-médiéval» convoqué au CAN. Mais comme le serpent qui se mord la queue, la «fin de la peinture» n’est guère différente de son début. En effet, ces mêmes peintres qui inspirent Nicolas Party inaugureront la modernité en se distançant de la «Perspective» et ses lois optiques à laquelle Giotto aura contribué à poser une des premières pierres. Mais de manière amusante, la plupart d’entre eux, ouvertement fascinés par l’étrangeté des peintures du florentin, se reconnaissaient dans ce traitement d’apparence naïve, ces jeux entre planéité et profondeur, ces proportions étranges, la réduction des paysages et la sensibilité à la couleur.

Nicolas Party, à côté d’une pratique d’atelier régulière, manifeste pour ses expositions une approche in situ toujours très précise et subtile, de laquelle découlent toutes les décisions, réflexe sans doute développé lors de sa pratique intensive du graffiti plus jeune. Lors de sa première visite, celles avec les sandalettes, il observa minutieusement les lieux, le plafond, les restes de cheminées, les larges vitres de style industriel ou encore l’érable canadien qu’on y voit à travers, les ombrages de la lumière naturelle et autres excentricités architecturales, tous ces éléments qui tempéraient nos white cubes. Ainsi, les formes des cimaises et certains fragments formels représentés sont des échos à des détails plastiques ou structurels des lieux, comme le traitement en camaïeu de gris des cimaises redouble la multiplicité des nuances de blancs. Et si les 20 pastels de l’exposition pourraient donner l’impression d’une sorte de rétrospective, ils ont pourtant tous été réalisés à dessein en 2016 (le pastel permet un travail rapide). Les très grands formats, rares dans cette technique, sont de formes très allongées, pour répondre à l’élévation des cimaises dans lesquels ils sont incrustés, qui elles-mêmes répondent à la très grande verticalité de l’espace à certains endroits. Par tous ces procédés, l’artiste veut forcer le public à lever la tête et prendre conscience que l’aménagement des espaces d’exposition du CAN a créé une coque qui sert à éclipser le reste, auquel il veut rendre hommage, aussi par le choix d’un éclairage uniquement naturel.

Nicolas Party parle souvent en terme de couches, ce qui est en fait le propre de la peinture. En parallèle à l’exposition du CAN, il crée également avec l’artiste britannique Jesse Wine, dans le cadre du NIFFF (Neuchâtel International Fantastic Film Festival), un dispositif de cinéma qui, comme ses incrustations d’œuvres dans d’autres œuvres, joue sur ces même effets de strates mises en tension. Dans cette logique, se révèle une efficacité qui tient à l’esprit du collage, la grande invention du vingtième siècle! Des fragments de temps et de récits placés les uns sur les autres. La puissance «sensible» de ce procédé qui fonctionne de manière immédiate devient parfois telle, qu’elle peut laisser resurgir en nous un regard naïf, non-conditionné. Ce regard rare, l’immense portrait d’homme à la chouette, qui trône comme un gardien du temple au fond du couloir menant aux cimaises, semble nous y inviter: regarder comme si on se couchait sur notre lit les yeux grands ouverts pour rêvasser face au plafond.

Car l’idée de Nicolas Party n’est pas de nous contraindre à une réflexion métaphysique pénible sur les tropes de la peinture. Au contraire, avec une classe nonchalante et un humour irrévérent, le «maître Party» semble simplement dire, et justement sans même vraiment vouloir le dire, que rien n’a jamais fini d’être peint.

 

Équipe du CAN:

Arthur de Pury, Marie Villemin, Martin Widmer, Marie Léa Zwahlen, Julian Thompson, Sylvie Linder