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“Je pense que la théorie et la fiction sont deux éléments très forts, ce sont deux faces de la même pièce. (…) Toute théorie n’est pas narration et toute narration n’est pas théorie, mais leur surface de contact est très vaste.” Ces déclarations de Donna Haraway, qui ouvrent le nouveau film de Dominique Koch Holobiont Society, reflètent les thèmes de prédilections développés par l’artiste. Elle poursuit une recherche artistique qui touche toujours de près ou de loin à la question de la langue, appréhendée autant en tant que code, outil théorique ou narratif, matériau plastique, sonore et organique.
Dans son processus artistique, Dominique Koch s’appuie en premier lieu sur une matière théorique, qu’elle augmente et dépasse progressivement par cascades analogiques. C’est dans l’écart entre la langue et la réalité –aussi subjective soit-elle–, que son travail artistique se joue. Koch opère dans les montages de ses films des juxtapositions et des combinaisons de discours, d’images et de sons, qui génèrent des niveaux de sens, de sensations et de perceptions situés au-delà des seuls éléments discursifs. Les installations dans lesquelles Koch insère ses films lui permettent de prolonger et de complexifier cette création par analogies. Malgré les niveaux de complexité qu’elle s’ingénie à multiplier dans ses œuvres, son corpus de travail propose un univers d’une étonnante cohérence.
Holobiont Society, le dernier film de Dominique Koch, s’articule autour d’entretiens croisés réalisés séparément par l’artiste. Koch a rencontré la biologiste et féministe américaine Donna Haraway, et Maurizio Lazzarato, philosophe et sociologue français d’origine italienne. Figure importante de la pensée contemporaine, Haraway s’est fait connaître dans les années 80, aux côtés de Judith Butler, dans la lutte contre l’essentialisme, en déconstruisant la croyance d’une essence universelle féminine. Elle critique de manière radicale et originale le rationalisme scientifique et les formes du discours dominant en proposant une pensée théorique et poétique, qui se veut profondément anti conformiste. Elle s’applique à saper les catégories ordinaires (femme/homme, nature/culture, humain/animal) en s’inspirant autant de figures mythologiques que d’événements actuels, de science «dure» et de science-fiction. Engagée à penser la vie en terme de symbiose, Haraway tisse des liens de co dépendances entre les espèces, remettant en question la notion même d’individualité. Elle s’appuie entre autre sur le concept d’holobiont, terme qui désigne les phénomènes de symbiose, d’associations d’espèces différentes qui forment une seule unité écologique, et qui ne pourraient vivre l’une sans l’autre. L’holobiont est illustré dans le film de Koch par des images scientifiques montrant des coraux et des bactéries se développant dans une telle symbiose.
De son côté, le philosophe Maurizio Lazzarato élabore une critique du capitalisme et une analyse de la condition néolibérale actuelle avec une lucidité corrosive, sans doute issue de son passé militant (Autonomie ouvrière) dans l’Italie révolutionnaire des années 70. Inspiré notamment par les notions de biopolitique de Foucault ou encore celles de déterritorialisation et de machine de guerre développés par Deleuze et Guattari, il considère le système capitaliste actuel sous l’angle des multiples guerres qu’il inflige et dénie. Lazzarato rejoint Haraway en ce qu’il dénonce le piège d’un système de domination qui assigne à une individuation, provoquant et instituant la division sociale. Bien que les deux penseurs opèrent dans des champs du savoir distincts et à partir de points de vue différents, ils font le constat similaire d’un manque de vocabulaire adéquat pour saisir une réalité dont la compréhension est largement altérée par les théories dominantes et par le sens commun. Le montage des deux conversations réalisé par Dominique Koch provoque une mise en tension d’où émerge alors des possibilités de sens nouveaux. La mise en images, en sons et en installation lui permet de créer une narration complexe et rythmée qui mène à une apogée apocalyptico-poétique. La conception sonore, réalisée par Tobias Koch, joue un rôle déterminant dans les vidéos de Dominique Koch, leur mise en espace et la perception qu’en ont les spectateurs.
La petite méduse Turritopsis dohrnii constitue la figure centrale de la deuxième vidéo présentée dans l’exposition Perpetual Operator (2016). Cette entité énigmatique est considérée comme théoriquement immortelle, capable de se régénérer complètement pour réinitier indéfiniment ses cycles de vie, à la manière de métamorphoses inversées. Koch propose d’envisager le cycle de vie de la méduse comme un “concept théorique, une condition spéculative ou une forme de prophétie”. Cette abstraction lui permet de rapprocher ce concept aporétique de boucle sans fin – à la fois dynamique et statique – et les mouvements de production et destruction perpétuels inhérents au capitalisme, déballés par Maurizio Lazzarato et Franco “Bifo” Berardi au cours des conversations servant de base narrative au film. Berardi est un philosophe et militant politique italien membre de la mouvance opéraïste. Dans le processus analogique qu’elle choisit, Koch pousse le langage dans ses limites et par là même amorce l’ouverture d’un espace poétique. Elle semble encore relever par cette démarche la nécessité de réinvestir la langue et de créer un nouveau vocabulaire; nécessité aussi exprimée par Berardi comme un possible agent de changement et d’émancipation (change the word).
Les idées et les matières des deux films sont concrètement prolongées dans les installations qui occupent l’espace physique. Plusieurs éléments filmés par Koch dans Holobiont Society envahissent une salle d’exposition dans laquelle l’écran flottant dans le vide semble occuper un centre fuyant. Une masse de terre, enserrant une plateforme en mousse synthétique, donne l’impression d’enraciner la théorie par attraction, alors que des végétaux s’en détachent. Dans les autres salles, des tubulaires métalliques noirs gravés de séquences du code ADN du mystérieux animal marin et des cylindres en verres marqués de phrases tirées d’Holobiont Society esquissent le laboratoire nécessaire à la réinvention de notre approche de la réalité. Mais l’idée même de ce laboratoire se voit immédiatement fragilisée par la déclamation du poète et musicien Murayama invité par Koch à incorporer et régurgiter les séquence d’ADN de Turritopsis dohrnii. Cette récitation performative d’une tentative de codage du vivant poussée à un paroxysme réducteur par la science, explose les modes rationnels et irrationnels de constitution de la réalité comme de la fiction en les rendant réversibles.
Par les moyens de juxtapositions de formes et d’idées, le travail critique de Dominique Koch vise à réfléchir les mécanismes de domination et d’obscurcissement actuels, afin de défricher la voie vers de nouvelles formes de résistance. La création d’espaces audiovisuels absorbants permet à l’artiste de mener ce programme pragmatique dans une atmosphère dystopique qui n’est pas sans rappeler l’univers de la science fiction. Mais, loin de promouvoir l’héroïsme de ce genre cinématographique, elle crée une ambiguïté fertile propre au changement de perspective, dynamisant les échanges entre réalité, imagination et aliénation.
Vernissage le vendredi 10 novembre 2017
Exposition du 11 novembre au 17 décembre 2017
Performance lors du vernissage, à 20h:
DNA Poetry Reading par Seijiro Murayama
Arthur de Pury, Marie Villemin, Martin Widmer, Marie Léa Zwahlen, Julian Thompson, Sylvie Linder
CAN Centre d’art Neuchâtel, Holobiont Society