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« Eagle vient de se poser, le véhicule lunaire est parfaitement immobile et c’est une sensation très bizarre. Pour moi, un vol spatial est synonyme de mouvement. Pourtant le module ne bouge pas. » Lancé dans le vide cosmique lors du premier voyage sur la lune, Buzz Aldrin, l’auteur de cette phrase, et ses coéquipiers astronautes viennent d’expérimenter « l’aporie de la flèche » énoncée – il y a vingt-quatre siècles – par Zénon d’Elée : la fatale immobilité du trajet (1), un parcours, un point coupé de tout référent spatio-temporel. La notion de temps, la durée qu’éprouve ces astronautes s’écoule dans un présent en constante dilatation. Un maintenant sans ici (2).
Puisque l’oeuvre d’art délaisse aujourd’hui le champ de la (re)présentation au profit de celui de la vitesse et de la durée, il serait tentant d’imaginer l’artiste, et ses travaux, comme un satellite, un vol de projectile qui ne serait plus lié à une force d’attraction externe, mais chercherait son propre champ de gravitation, un axe moteur, un centre d’inertie d’un monde, ou plutôt d’une monade, tournoyant dans un temps sidéral. L’oeuvre d’art comme trou noir. Une densité singulière, une notion de pesanteur sans aucun rapport avec celle que l’on connaît, se dérobant sans cesse à cette flèche du temps, cette ombre qui détermine impitoyablement le passé, le présent, le futur.
Cette vision de modules tournoyant quelque part dans l’immensité relève bien sûr d’une fiction. Mais l’artiste ne serait-il pas ce forcené qui – comme Gerry Smith – cherche désespérément à soulever ce satellite et à l’envoyer sur son orbite. Le satellite pèse une tonne. Il ne fonctionnera jamais, rivé au sol par une réalité terrestre décidément trop accablante. Mais on devine aisément, dans l’énergie que déploie l’artiste, dans sa conviction, dans son action, dans l’objectif qu’il s’est fixé, que déjà le projectile a trouvé son axe orbital, que déjà, lancé dans le vide cosmique, il a trouvé son propre centre de gravitation.
Cet objectif, conçu comme une possibilité, une intensité, éclaire les travaux de cette exposition. Les cosmonautes en scotch d’Olivier Blanckart sont anachroniques et dérisoires, la fusée de Sylvie Fleury est condamnée à l’inertie, les clichés de paysages rocheux de Patrick Everaert, de lunes atrophiées de Renate Buser, de stations orbitales de Barbara Fässler ne sont que le fruit d’une manipulation et la machine pataphysique d’Anton Marty ne réchauffera jamais le vide de l’univers. À l’image du véhicule pour infirmes de Kenji Yanobe, on assiste à une folle équipée de béquillards, nomades hilares parés pour une mission qu’ils se garderaient bien de réussir. La lune n’est jamais vraiment celle que l’on voit.
Ainsi, plus loin que le voyage intra-mondain, plus loin que les découvertes exotiques d’autres contrées, d’autres « tribus », d’autres phénomènes naturels ou scientifiques, l’oeuvre d’art serait à même de provoquer l’expérience d’un temps non transitif, ce même temps éprouvé par les astronautes qui ont expérimenté la perte de tout référent géographique ; un temps réel, on line, qui à notre insu s’immisce dans notre quotidien à la vitesse absolue de la transmission des ondes électromagnétiques.
Mais face au développement technologique, à la communication instantanée, à la téléconférence, au data-suit à l’habitacle pressurisé, l’art d’aujourd’hui oppose la navette spatiale en tôle, le satellite en béton, la combinaison pour l’exploration d’univers en scotch, la voûte céleste en toile et oeillères et le véhicule à roulettes dont le seul luxe consiste en un dispositif permettant de soulager sa vessie sans polluer l’habitacle. Non, l’oeuvre d’art n’est pas cette monade qui se promène au-dessus de nos têtes. Elle est ce satellite écrasant qui ne trouvera jamais son axe orbital. Elle est cette résistance à la confiance humaine, à son autosatisfaction, à sa bonne conscience. Elle est ce « trébuchoir », cette face cachée contre laquelle vient buter toute personne aveuglée par une lune trop brillante.
1) « La flèche qui vole est toujours dans l’instant présent. Elle est toujours immobile, car si elle changeait de position, l’instant s’en trouverait divisé. » (Zénon d’Elée)
2) Paul Virilio, La vitesse de libération, Galilée, Paris.1996. L’auteur y analyse avec brio les conséquences de la communication on line sur les structures de comportements de notre société. Dommage que Virilio n’ait absolument pas saisi les enjeux que pose l’art d’aujourd’hui, également concerné par la transformation de la nature du temps (voir les nombreux entretiens qu’il a donné à ce sujet). Cf. également la notion de « présent éternel » de Guy Debord, théoricien de la « société du spectacle ».
Marc-Olivier Wahler
Vernissage le 6 septembre 1997
Exposition du 7 septembre au 19 octobre 1997
Patrick Everaert, Sylvie Fleury, Matthew Ritchie, Kenji Yanobe, Jean-Luc Vilmouth, Anton Marty, vue d’exposition Objectif Lune, 1997
Matthew Ritchie, Sylvie Fleury, Patrick Everaert, vue d’exposition Objectif Lune, 1997
Jean-Luc Vilmouth, Anton Marty, vue d’exposition Objectif Lune, 1997
Patrick Everaert, Kenji Yanobe, vue d’exposition Objectif Lune, 1997
CAN Centre d’art Neuchâtel, Objectif Lune